Chapitre 4
Cher Melvin Mapple,
Merci pour votre très intéressante lettre. Je l’ai beaucoup aimée, j’ai l’impression de mieux vous connaître. N’hésitez pas à me raconter la suite, ou d’autres parties de votre vie, comme vous voulez.
Amicalement,
Amélie Nothomb
Paris, le 26/02/2009
Chère Amélie Nothomb,
À l’armée, on gagne un peu d’argent. Avec mon salaire, j’ai acheté des livres. Par hasard, j’ai lu le premier des vôtres à avoir été traduit en américain, The Stranger Next Door. J’ai accroché. Je me suis procuré tous vos romans. C’est difficile à expliquer, mais vos bouquins me parlent.
Si vous me connaissiez mieux, vous comprendriez. Ma santé se détériore, je suis très fatigué.
Sincèrement,
Melvin Mapple
Bagdad, le 2/03/2009
Ce billet me plongea dans l’inquiétude. J’imaginais qu’il ne manquait pas de raisons d’être malade en Irak : l’emploi militaire de substances toxiques, le stress, voire quelque blessure au combat. Par ailleurs, je lui avais déjà demandé de m’en raconter davantage sur lui, je ne pouvais quand même pas le supplier. Était-ce sa santé qui l’en avait empêché ? Il me semblait sentir une réticence d’un autre ordre. Je ne savais quelle attitude adopter et ne répondis pas. Bien m’en prit. Je reçus une nouvelle lettre :
Chère Amélie Nothomb,
Je vais un peu mieux et trouve la force de vous écrire. Il faut que je vous explique : je souffre d’un mal de plus en plus courant dans les troupes américaines envoyées en Irak. Depuis le début de l’intervention en mars 2003, le nombre de malades a doublé et la proportion ne cesse d’augmenter. Sous l’administration Bush, on cachait notre pathologie, vue comme dégradante pour l’image de l’armée américaine. Depuis Obama, les journaux commencent à parler de nous, mais sur la pointe des pieds. Vous imaginez sûrement une maladie vénérienne, vous vous trompez.
Je suis obèse. Ce n’est pas ma nature. Enfant, adolescent, j’étais normal. Adulte, je n’ai pas tardé à devenir maigre à cause de la pauvreté. Je me suis enrôlé en 1999 et j’ai grossi très vite, mais pas de façon choquante : j’étais seulement un squelette affamé à qui on donnait enfin la possibilité de manger. En un an, j’ai atteint ce qui devait être mon poids normal de soldat musclé : 80 kilos. Je m’y suis maintenu sans effort jusqu’à la guerre. En mars 2003, j’ai fait partie du premier contingent envoyé en Irak. Sur place, les problèmes ont commencé aussitôt. J’ai connu mes premiers vrais combats, avec les tirs de roquettes, les chars, les corps qui explosent à côté de vous et les hommes que vous tuez vous-même. J’ai découvert la terreur. Il y a des gens courageux qui supportent, moi pas. Il y a des gens à qui ça coupe l’appétit, mais la plupart, dont moi, réagissent à l’opposé. On revient du combat choqué, éberlué d’être vivant, épouvanté, et la première chose qu’on fait après avoir changé de pantalon (on souille le sien à tous les coups), c’est se jeter sur la bouffe. Plus exactement, on démarre par une bière – encore un truc de gros, la bière. On écluse une ou deux canettes et puis on attrape le consistant. Les hamburgers, les frites, les peanut butter and jelly sandwiches, l’apple pie, les brownies, les glaces, on peut y aller à volonté. On y va. C’est pas croyable ce qu’on peut avaler. On est fou. Quelque chose est cassé en nous. On ne peut pas dire qu’on aime manger comme ça, c’est plus fort que nous, on pourrait se tuer de nourriture, c’est peut-être ce qu’on cherche. Au début, certains vomissent. J’ai essayé, je n’ai jamais pu. J’aurais bien voulu. On souffre tellement, on a le ventre au bord de l’explosion. On se jure de ne jamais recommencer, c’est trop douloureux. Le lendemain, on doit retourner au combat, on participe à des horreurs pires que la veille, on ne s’habitue pas, on a des coliques monstres sans cesser de tirer et de courir, on voudrait que le cauchemar s’arrête. Ceux qui en reviennent ne sont que du vide. Alors, on se remet à la bière et à la bouffe et l’estomac devient peu à peu si énorme qu’on n’a plus mal. Ceux qui vomissaient ne vomissent plus. On grossit comme des porcs. Chaque semaine, on doit demander des tenues de la taille au-dessus. Ça nous gêne, mais personne n’est capable d’inverser la tendance. Et puis ce n’est pas notre corps. Cette histoire arrive au corps de quelqu’un d’autre. Cette nourriture, nous la balançons dans le ventre d’un inconnu. La preuve, c’est que nous le sentons de moins en moins. Ça nous permet d’en avaler plus. Ce que nous éprouvons n’est pas du plaisir, mais un affreux réconfort.
Le plaisir, je connais : ce n’est pas ça. Le plaisir, c’est quelque chose de grand. Par exemple, faire l’amour. Ça ne m’arrivera plus. D’abord, parce que personne ne voudra de moi. Ensuite, parce que je n’en suis plus capable. Comment mouvoir si peu que ce soit un corps de 180 kilos ? Vous vous rendez compte, depuis que je suis en Irak, j’ai pris 100 kilos. 17 kilos par an. Et ce n’est pas fini. J’en ai encore pour 18 mois : le temps de prendre 30 kilos. À supposer que de retour au pays j’arrête de grossir. Je suis, comme de nombreux soldats américains, un boulimique incapable de vomir. Dans ces conditions, maigrir est la dernière chose envisageable.
100 kilos, c’est une personne énorme. Je me suis enrichi d’une personne énorme depuis que je suis à Bagdad. Puisqu’elle m’est venue ici, je l’appelle Schéhérazade. Ce n’est pas gentil pour la véritable Schéhérazade qui devait être une svelte créature. Je préfère néanmoins l’identifier à une personne plutôt qu’à deux, et à une femme plutôt qu’à un homme, sans doute parce que je suis hétérosexuel. Et puis, Schéhérazade, ça me convient. Elle me parle des nuits entières. Elle sait que je ne peux plus faire l’amour, alors elle remplace cet acte par de belles histoires qui me charment. Je vous confie mon secret : c’est grâce à la fiction de Schéhérazade que je supporte mon obésité. Si les gars savaient que je donne à ma graisse un nom de femme, je ne dois pas vous faire un dessin sur ce qui m’arriverait. Mais vous, je sais que vous ne me jugerez pas. Dans vos livres, il y a pas mal d’obèses, vous ne les montrez jamais comme des gens sans dignité. Et dans vos livres, on s’invente des légendes bizarres pour continuer à vivre. Comme Schéhérazade.
J’ai l’impression que c’est elle qui écrit la lettre : je ne parviens pas à l’arrêter. De ma vie, je n’ai rédigé un si long message, ça prouve que ce n’est pas moi. J’ai horreur de mon obésité, mais j’aime Schéhérazade. La nuit, quand mon poids oppresse ma poitrine, je pense que ce n’est pas moi, mais une belle jeune femme allongée sur mon corps. Lorsque je rentre à fond dans cette fiction, j’entends sa douce voix féminine qui murmure à mon oreille des choses ineffables. Alors mes gros bras étreignent cette chair et la conviction est si puissante qu’au lieu de sentir mon gras, je touche la suavité d’une amoureuse. Croyez-moi, à ces moments-là, je suis heureux. Mieux : nous sommes heureux, elle et moi, comme seuls des amants peuvent l’être.
Je sais que ça ne me protège de rien : mourir d’obésité, ça existe, et puisque je vais continuer à grossir, ça va me tomber dessus. Mais si Schéhérazade veut de moi jusqu’au bout, je mourrai heureux. Voilà. Schéhérazade et moi, nous voulions vous raconter ça.
Sincèrement,
Melvin Mapple
Bagdad, le 5/03/2009
Cher Melvin Mapple,
Merci pour votre stupéfiante missive que je viens de lire et relire avec ahurissement et émerveillement. Ce que vous m’écrivez me bouleverse. Plus j’y repense, plus je suis révoltée, sidérée et éblouie. Puis-je vous prier, Schéhérazade et vous, de me raconter encore et encore cette histoire ? Je n’ai jamais rien lu de pareil.
Amicalement,
Amélie Nothomb
Paris, le 10/03/2009